mardi 13 février 2007

Le chant intime

C'est le titre d'un livre de 2004 écrit "à deux voix" par François Le Roux et Romain Raynaldi, l'un baryton, l'autre journaliste, mélomane et "honnête homme", comme il se présente lui-même. Il y est question de l'interprétation de la mélodie française, et je m'interroge sur l'efficacité que peut avoir un livre, un texte, dans ce domaine. Il me semble pour ma part qu'un tel ouvrage ne peut proposer que des pistes à suivre, des conseils vagues, aux chanteurs, et justement, dans un domaine aussi subjectif que l'interprétation, je ne crois pas que l'on puisse faire de généralités. La voix est une matière vivante, et même si le chant a quelque chose d'intellectuel et qu'il s'appuie beaucoup sur l'univers psychologique du chanteur, je pensais plutôt que le seul timbre de la voix suivant les courbes de la mélodie suffisait à faire une interprétation. Surtout dans la mélodie française, où les nuances marquées sur la partition sont presque superflues, tant l'écriture mélodique est en soi expressive (nul besoin d'indiquer un crescendo si la phrase est ascendante : le crescendo se fera naturellement).
J'ouvre le livre pour voir comment nos deux auteurs vont se tirer de cette difficulté : expliquer, par le biais de l'écrit, comment il faut chanter la mélodie française. D'ores et déjà je sais que le paragraphe que je viens d'écrire n'est pas sincère, parce que j'ai une grande admiration pour François Le Roux et que je suis prête à lui faire confiance. Il faut dire aussi que la mélodie française est particulière ; ce n'est pas le chant décomplexé de l'opéra : c'est un chant "intime", de confidence, à l'origine destiné à des auditoires peu nombreux, et c'est un chant intellectuel, parce qu'il s'appuie sur une parole poétique. Ce caractère intellectuel appelle peut-être un décryptage tel que celui que proposent les deux auteurs.

Comment interpréter une mélodie ? Le premier travail, fondamental, consiste à "écouter" le poème : le dire à haute voix, sans mettre aucune intention ; s'imprégner de la langue de l'auteur, de ses sonorités (celles de la langue française sont particulières; pensons aux nasales en, on, in ; aux consonnes, qu'il faut prononcer sans les exagérer). Le Roux écrit : "C'est, je crois, typiquement français, cet éveil à l'infinitésimal et au petit détail, qui font que le mariage langue-musique sonne d'une manière particulière." Debussy surtout s'est attaché aux mots du poème, plutôt qu'à en restituer une atmosphère, un sens général; il prend le temps de les prononcer, parfois dans un quasi récitatif (comme dans Pelléas): ainsi dans "Spleen", la phrase initiale "Les roses étaient toutes rouges..." se développe sur un mi divisé en noires et croches appuyées, laissant le chanteur relativement libre du rythme à suivre.
Pour un jeune chanteur, le contraste est très fort entre la mélodie française et l'opéra italien, par lequel on commence souvent à apprendre le chant parce qu'il est plus vocal, qu'il fait appel au "plaisir du beau son"; de son côté, la mélodie française serait plutôt "le plaisir de la rencontre entre l'intelligence, l'image poétique et la sonorité", un art qui "s'adresse à tout notre être : la tête, le coeur, l'oreille, les sens (...) loin de la simple glorification de l'aspect physique (athlétique) et et 'brut' du chant." Peut-être est-ce la raison pour laquelle il est dur de commencer l'apprentissage du chant en mettant trop tôt sur l'ouvrage un recueil de Fauré, Debussy ou Duparc. Et pourtant, chanter la mélodie française revient aussi à apprendre à quel point le chant, la voix, se nourrit de l'expérience vécue du chanteur. Nombre de compositeurs ont choisi d'écrire sur des poèmes de Verlaine : or, pour traduire les couleurs de sa poésie, il est utile de faire appel à l'intellect, à tout un réservoir d'images mentales, ou de souvenirs, dont la sollicitation au moment de chanter va donner une couleur nouvelle à la voix. Par exemple, s'appuyer sur des souvenirs d'enfance pour trouver la fraîcheur nécessaire dans la phrase : "J'arrive tout couvert encore de rosée/ Que le vent du matin vient glacer à mon front" dans "Green" de Debussy. C'est un exemple certes un peu naïf, mais c'est l'idée que la richesse d'une voix vient aussi de l'étendue de son expérience, et que nécessairement, plus le chanteur est âgé, plus cette palette de couleurs psychologiques et musicales est riche. C'est pourquoi j'ai l'impression que c'est une bonne chose de commencer très tôt à mobiliser et approfondir cette richesse intérieure.
La partie du livre consacrée à la constitution d'un programme de récital de mélodie française m'intéresse moins ; en revanche, les analyses que propose Le Roux de certaines mélodies sont précieuses. Evidemment, il s'agit de ses interprétations à lui, mais, pour l'avoir vu en masterclasses l'été dernier, je crois aussi qu'il est ouvert à la discussion et qu'il tient compte des suggestions de ses élèves.

1 commentaire:

Paul André Gabriel a dit…

Chère Arabie, je suis bien d'accord pour penser que la richesse intérieure peut donner sa couleur à la voix. J'ajouterai qu'il faut à la musique réveiller en soi des parties mortes qui ne vibrent plus et qui brusquement renaissent à la manière de tout Combray dans une seule madeleine. A condition aussi que la vibration première, originelle ait été elle aussi intense.