jeudi 15 février 2007

Le cuistre et le prince charmant

S'il est un promoteur séduisant de ce genre hybride qu'on appelle autofiction, c'est-à-dire autobiographie qui ne veut pas s'avouer ("autobiographie honteuse", dit Genette), où les références au réel sont gommées, c'est bien Philippe Vilain, auteur du récent Paris l'après-midi (Grasset 2006). Pour avoir assisté à une conférence qu'il a donné pour faire plaisir à Pierre Brunel (dans le cadre de son séminaire sur le roman à la Sorbonne), je lui reconnais un charme certain, tant pour la qualité de ses propos que pour sa personne même.
Le contraste était saisissant entre son intervention et celle d'un jeune universitaire de ses amis, très technique, et de cette technique qui rend le milieu universitaire si détestable, si prétentieux, si éloigné du grand public - tout un art d'exprimer avec des mots volontairement compliqués des choses que Philippe Vilain, de son côté, présentait avec clarté et avec cette sensibilité particulière à ceux qui écrivent, qui se frottent à l'écriture, par opposition à ceux qui ne font que la juger. De même que dans l'étude du latin, le thème est indissociable de la version, de même j'ai du mal à admettre qu'on puisse se faire spécialiste de la littérature sans la pratiquer (ou du moins essayer) - ou qu'on se fasse musicologue sans pratiquer la musique. Je cherche dans les notes que j'ai prises pendant la conférence des exemples de cette cuistrerie... voilà : "Philippe Vilain défait l'inhérence introspective et abandonne l'égologie pour préférer l'extrospection"; ou bien "la spécularité de la relation amoureuse permet de s'autruifier"; ce dernier verbe est affreux, on entend "truie", "truisme", c'est proprement monstrueux. Autant dire qu'il fallait s'accrocher, en ce début de soirée, pour suivre son propos ! Du reste, mes voisins d'amphithéâtre ont éprouvé les mêmes difficultés que moi à comprendre où ce jeune professeur trop brillant voulait en venir. Dire qu'il enseigne aussi en lycée dans les Yvelines ! on souhaite à ses élèves qu'il redescende parfois de ces hauteurs sublimes. Nous avons aussi eu droit aux expressions "autofriction", "impact autobiographique", et encore d'autres jeux de mots de cet acabit. Je me permets de me moquer de cette pédanterie, car pour avoir dû écrire un compte-rendu de cette conférence et donc tenté de démêler ses propos, je me suis aperçue qu'on pouvait vraiment dire la même chose, en conservant la subtilité de sa démonstration, avec des mots bien plus simples. En outre, que penser d'un intervenant qui ne fait que lire son papier, avec une accélération vers la fin parce qu'il voit que le temps lui manque ?
Comme le blâme a pour fonction de souligner l'éloge, par contraste, j'en viens maintenant à Philippe Vilain et à son intervention. La voix douce et posée, attentif à nos réactions et ouvert aux questions, il explique en quoi l'autofiction est la forme qui lui convient, à lui écrivain. S'il fait des références à Benveniste, Genette, Doubrovsky, Lejeune et Starobinski, c'est toujours à bon escient et jamais pour nous en mettre plein la vue, à nous jeunes étudiants, dont il soupçonne d'ailleurs peut-être que nous en savons plus que lui sur les différents théoriciens de la littérature et de la langue. Le ton qu'il emploie est très personnel, sans doute parce qu'il a commencé par répondre à une critique faite dans La Croix à la parution de son livre : il serait "égocentrique", "irrévérencieux", "impudique". Sa tentative de légitimer l'autofiction prend dès lors un tour plus intime ; on dirait qu'il veut se justifier d'avoir avec la littérature ce rapport de confiance et de méfiance à la fois : il écrit bien pour se dévoiler, mais son intention n'est pas de provoquer ou de choquer ; il lui faut donc garder une certaine distance avec ce qu'il écrit, avec le personnage masculin qu'il met en scène et qu'il fait parler à la première personne. C'est un exercice vraiment difficile, et, après avoir relu Paris l'après-midi, je trouve qu'il s'en sort bien et que le livre est à la fois assez sincère pour toucher et pour qu'on puisse se reconnaître dans les personnages et assez pudique pour qu'on n'ait pas la tentation de déchiffrer les signes, de lire le texte comme un roman à clés. C'est ce qui lui permet de raconter une expérience de portée universelle.

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