Je me replonge dans Monsieur Croche pour le plaisir de voir Debussy critiquer ses contemporains. Sa première cible : les concerts grand public qui se développent à son époque : concerts Colonne, Lamoureux ; concerts en plein air. J'ai toujours en tête le détournement qu'il fait du vers de Baudelaire :
"Voici venir le temps où, vibrant sur sa tige,
Chaque musique militaire s'évapore ainsi qu'un encensoir !"
Il décrit l'enthousiasme du public devant Nikisch et sa mèche rebelle : c'est déjà une manière de Karajan... Plus loin, c'est "une mèche folle et des gestes d'épileptique". Le chef d'orchestre campe un personnage théâtral, mais plus proche de la farce que de la tragédie. En vrai baudelairien, Debussy est atterré par la bêtise de la foule. "L'attrait qu'exerce le virtuose sur le public paraît assez semblable à celui qui attire les foules vers les jeux du cirque. On espère toujours qu'il va se passer quelque chose de dangereux : M. Ysaye va jouer du violon en prenant M. Colonne sur ses épaules, ou bien M. Pugno terminera son morceau en saisissant le piano entre ses dents...". Quid de la musique dans tout cela ?
Après les jeux du cirque, même primitivité de la foule dans ses applaudissements : "c'est d'ailleurs singulier, ce besoin instinctif, qui trouve son origine à l'âge de pierre, de frapper nos mains l'une contre l'autre en poussant des cris de guerre, pour manifester nos plus beaux enthousiasmes...".
Pourtant le concert en plein air, dont Debussy se moque, ouvre des perspectives qu'il souligne lui-même : "Il y aurait là une collaboration mystérieuse de l'air, du mouvement des feuilles et du parfum des fleurs avec la musique; celle-ci réunirait tous ces éléments dans une entente si naturelle qu'elle semblerait participer de chacun d'eux...": où l'on retrouve les correspondances baudelairiennes. "Puis, enfin, on pourrait vérifier décidément que la musique et la poésie dont les deux seuls arts qui se meuvent dans l'espace...". Du reste, Debussy, ironique, vante les mérites du Jardin d'acclimatation: "cet endroit est un des plus charmants, parce qu'il laisse le loisir, si la musique vous dégoûte, d'aller contempler des bêtes charmantes, pas musiciennes du tout."
Debussy ne manque pas non plus de s'attaquer aux compositeurs allemands : Beethoven "avait si mauvais caractère qu'il prit le parti de devenir sourd afin de mieux ennuyer ses contemporains avec ses derniers quatuors" ; Debussy évoque également "ce notaire élégant et facile qu'était Mendelssohn"; Schumann n'a rien compris à Heine et Schubert est bêtement sentimental. Richard Strauss, cependant, relève un peu le niveau; il dédaigne les "sentimentalités niaises", il a même quelque chose du Surhomme de Nietzsche dans le regard. Et puis, évidemment, Wagner, omniprésent dans les textes de Debussy qui a suffisamment de recul pour voir en Wagner un soleil couchant plutôt qu'une aurore, un génie dont la course s'achève avec la mort. Je ne trouve pas dans Monsieur Croche de signe évident que Debussy ait détesté Wagner; je dirais plutôt qu'il l'a remis à sa juste place - avec tout de même un chauvinisme assez prononcé.
Peu de Français font l'objet de critiques de sa part. Deux qui me sont chers, Duparc et Chausson, trouvent grâce à ses yeux, comme beaucoup d'autres. Debussy analyste de ses collègues m'intéresse moins cependant ; je le préfère dans la critique (peut-être que moi aussi j'aime les jeux du cirque).
Une dernière pour la route : la Société des Concerts de Conservatoire est "un music-hall pour cerveaux affaiblis". La démocratisation de la musique, selon Debussy, a causé des dégâts dans l'art de la composition et de l'interprétation. Doit-on conclure à l'élitisme de Debussy ? Un élément de réponse : "On devrait (...) admettre que l'art est absolument inutile à la foule. Il n'est pas davantage l'expression d'une élite - souvent plus bête que cette foule - ; c'est de la beauté en puissance qui éclate au moment où il le faut, avec une force fatale et secrète."
"Voici venir le temps où, vibrant sur sa tige,
Chaque musique militaire s'évapore ainsi qu'un encensoir !"
Il décrit l'enthousiasme du public devant Nikisch et sa mèche rebelle : c'est déjà une manière de Karajan... Plus loin, c'est "une mèche folle et des gestes d'épileptique". Le chef d'orchestre campe un personnage théâtral, mais plus proche de la farce que de la tragédie. En vrai baudelairien, Debussy est atterré par la bêtise de la foule. "L'attrait qu'exerce le virtuose sur le public paraît assez semblable à celui qui attire les foules vers les jeux du cirque. On espère toujours qu'il va se passer quelque chose de dangereux : M. Ysaye va jouer du violon en prenant M. Colonne sur ses épaules, ou bien M. Pugno terminera son morceau en saisissant le piano entre ses dents...". Quid de la musique dans tout cela ?
Après les jeux du cirque, même primitivité de la foule dans ses applaudissements : "c'est d'ailleurs singulier, ce besoin instinctif, qui trouve son origine à l'âge de pierre, de frapper nos mains l'une contre l'autre en poussant des cris de guerre, pour manifester nos plus beaux enthousiasmes...".
Pourtant le concert en plein air, dont Debussy se moque, ouvre des perspectives qu'il souligne lui-même : "Il y aurait là une collaboration mystérieuse de l'air, du mouvement des feuilles et du parfum des fleurs avec la musique; celle-ci réunirait tous ces éléments dans une entente si naturelle qu'elle semblerait participer de chacun d'eux...": où l'on retrouve les correspondances baudelairiennes. "Puis, enfin, on pourrait vérifier décidément que la musique et la poésie dont les deux seuls arts qui se meuvent dans l'espace...". Du reste, Debussy, ironique, vante les mérites du Jardin d'acclimatation: "cet endroit est un des plus charmants, parce qu'il laisse le loisir, si la musique vous dégoûte, d'aller contempler des bêtes charmantes, pas musiciennes du tout."
Debussy ne manque pas non plus de s'attaquer aux compositeurs allemands : Beethoven "avait si mauvais caractère qu'il prit le parti de devenir sourd afin de mieux ennuyer ses contemporains avec ses derniers quatuors" ; Debussy évoque également "ce notaire élégant et facile qu'était Mendelssohn"; Schumann n'a rien compris à Heine et Schubert est bêtement sentimental. Richard Strauss, cependant, relève un peu le niveau; il dédaigne les "sentimentalités niaises", il a même quelque chose du Surhomme de Nietzsche dans le regard. Et puis, évidemment, Wagner, omniprésent dans les textes de Debussy qui a suffisamment de recul pour voir en Wagner un soleil couchant plutôt qu'une aurore, un génie dont la course s'achève avec la mort. Je ne trouve pas dans Monsieur Croche de signe évident que Debussy ait détesté Wagner; je dirais plutôt qu'il l'a remis à sa juste place - avec tout de même un chauvinisme assez prononcé.
Peu de Français font l'objet de critiques de sa part. Deux qui me sont chers, Duparc et Chausson, trouvent grâce à ses yeux, comme beaucoup d'autres. Debussy analyste de ses collègues m'intéresse moins cependant ; je le préfère dans la critique (peut-être que moi aussi j'aime les jeux du cirque).
Une dernière pour la route : la Société des Concerts de Conservatoire est "un music-hall pour cerveaux affaiblis". La démocratisation de la musique, selon Debussy, a causé des dégâts dans l'art de la composition et de l'interprétation. Doit-on conclure à l'élitisme de Debussy ? Un élément de réponse : "On devrait (...) admettre que l'art est absolument inutile à la foule. Il n'est pas davantage l'expression d'une élite - souvent plus bête que cette foule - ; c'est de la beauté en puissance qui éclate au moment où il le faut, avec une force fatale et secrète."
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