
Lorsque j'ai découvert l'opéra de Strauss interprété par Studer, j'ai connu un émerveillement sans nom. Outre les beautés de l'écriture de Strauss, j'ai toujours pensé que cela s'expliquait par le fait que j'associe la voix de Studer au rôle de la pure et chaste Marguerite (quoique pas si chaste finalement, mais qui est sauvée par son sincère repentir), et que justement, Salomé possède à la fois quelque chose de très pur et de très pervers à la fois. C'est une femme-enfant, qui se sait désirable sans savoir véritablement ce que cela veut dire, mais qui le compred en éprouvant elle-même le désir, pour Iokanaan, l'inaccessible prophète. Ainsi, j'ai aimé suivre la voix fraîche de Marguerite dans les lignes torturées de Strauss (qui explorent les extrémités de la tessiture, le grave comme le suraigu, et dans les méandres de la bitonalité, avec une certaine inquiétude au coeur, me disant qu'elle ne pouvait sortir indemme de ce rôle , comme si l'illusion théâtrale ne pouvait pas tenir du fait de la difficulté du rôle, et que la chanteuse devait réellement finir écrasée par les boucliers des gardes d'Hérode.
Si j'ai perçu ces deux rôles dans une sorte de continuité, il me semble qu'il y a aussi des parallèles possibles entre Marguerite et Salomé, par exemple dans le motif de la décapitation : le ruban rouge autour du cou de Marguerite ("étroit comme un tranchant de hache!"), qui, lorsque Faust en a la vision, le choque à tel point qu'il persuade Méphisto de l'aider à délivrer sa bien-aimée ; la tête de Iokanaan, trophée que réclame Salomé à Hérode, après avoir dansé pour lui ("Ich will den Kopf des Iokanaans", scande-t-elle au grand désespoir du roi). Marguerite échappe à l'exécution mais meurt cependant ("Sauvée!", crient les anges); Iokanaan est décapité et Salomé s'achemine vers la mort, après une longue contemplation de la tête du prophète et après avoir baisé ses lèvres. Ces deux rôles féminins ont aussi à voir avec la fascination : dans Faust, les visions horribles (Faust voyant Marguerite son ruban rouge au cou, Marguerite voyant Faust les mains couvertes de sang) se succèdent dans le dernier acte ; dans Salomé, l'héroïne est fascinée par le prophète, son regard est sans cesse tourné vers la citerne où il est retenu, vers cet abîme, cette béance ; le jeune soldat syrien est fasciné par Salomé et par son double, la lune ; il se suicide devant tant d'inaccessibilité.Ce ne sont là que quelques indices d'un rapprochement possible entre ces deux figures ; il faudrait creuser davantage. Toujours est-il que le passage de Marguerite à Salomé, grâce à la voix de Cheryl Studer, s'est fait pour moi avec une sorte d'évidence. Le passage aux lieder de Wagner, plus intimistes, moins dramatiques, n'est en quelque sorte plus possible après Salomé.