samedi 17 novembre 2007

Le rêve de Cassandre

Objectivement, c'est un excellent film. Je ne m'avancerai pas sur un terrain que je connais mal, celui de l'analyse filmique pourtant si à la mode dans l'enseignement et même à l'université. Je ne peux que faire confiance à ceux qui disent qu'il est bien filmé (je crois juste que s'il ne l'était pas, je l'aurais senti). Pourtant, quelque chose me met mal à l'aise dans Le rêve de Cassandre. Trop facile peut-être, le schéma des deux frères qui ont des projets d'avenir, qui demandent de l'argent à leur richissime oncle lequel leur demande de commettre un meurtre en échange (le fameux pacte avec le diable). Evidente aussi, la répercussion du meurtre sur les deux frères, dont l'un surmonte très bien ce traumatisme et dont l'autre ne s'en remet pas (Abel et Caïn ?). Enfin, le rôle symbolique du bateau acheté par les deux frères, lieu dont tout est parti et lieu où tout finit en un dénouement radical (boucle bouclée). Quelqu'un a ricané dans la salle à la fin du film, quand l'image s'est arrêtée sur le Cassandra's dream. Il y avait quelque chose de schématique aussi dans la rencontre des deux personnages féminins, si différents mais qui vont finalement faire du shopping ensemble (!), au moment où les deux frères sont irrémédiablement séparés, avant d'être réunis dans une même fin tragique. Mon impression globale est comparable à celle d'être face à un tableau de maître dont toutes les lignes de fuite auraient été repassées au marqueur noir.
Peut-être est-il nécessaire de recourir à ces effets de structure pour faire un bon film, un film qu'on pourrait dire classique en prenant beaucoup de précautions. Il faut reconnaître aussi l'excellence des deux acteurs, Colin Farell (loin du pitoyable Alexandre le Grand) et Ewan McGregor (sans la barbe d'Hobiwan Kenobi). Mais c'est dans un décalage subtil entre l'attente du spectateur face à une intrigue si claire et le traitement qu'en fait Woody Allen que me semble résider l'intérêt du film : une certaine distance par rapport aux personnages est sensible par exemple dès l'apparition du fameux oncle d'Amérique, qui n'est pas le personnage débonnaire et décomplexé auquel on aurait pu s'attendre (décalage préparé par l'antipathie affichée de son beau-frère); le fils aîné, Ian (McGregor), sympathique au début, est mis à distance à mesure qu'il se transforme en arriviste dénué de scrupules, tandis que son frère Terry, de caractère plus faible, prend davantage de relief et devient le véritable porteur du sens moral. Le retournement n'est pas si attendu. Si l'on est plus enclin à suivre Ian au début, qui semble avoir les pieds sur terre, c'est finalement Terry qui, par ses souffrances morales, montre où est le réel en s'opposant aux rêves fous de Ian. De ce fait, on a l'impression rétrospective que toute l'histoire s'est déroulée sur un plan d'irréalité qui explique la perfection de la structure narrative : c'était trop bien construit pour être vrai; le pacte proposé par l'oncle était trop simple pour fonctionner. Seule la fin, avec sa confusion (l'intervention des enquêteurs qui en savent pas bien ce qui s'est passé sur le bateau), nous remet les pieds sur terre.

mercredi 2 mai 2007

Valérie Marneffe

Balzac est terriblement moral dans La Cousine Bette. Il faut voir quel destin il réserve à la sulfureuse Madame Marneffe. S'il adopte pendant un temps le point de vue du baron Hulot et qu'il feint de s'émerveiller des perfections de cette dame, ce n'est que pour mieux les condamner tous les deux - et surtout, condamner Madame Marneffe (le baron Hulot est sauvé, dans le jugement du lecteur, par l'amour inconditionnel que lui porte sa vertueuse épouse Adeline).
La critique de Madame Marneffe s'appuie sur la différence faite par Balzac entre deux types de femmes qui vivent de leurs charmes : les courtisanes, les vraies, celles qui dépensent des fortunes, qui ruinent les plus riches, qui vivent dans un luxe insensé ; et les petites bourgeoises, qui se fixent pour but de faire avancer la carrière de leur mari, en s'acoquinant avec leurs supérieurs. Il est évident que Balzac préfère les premières : les courtisanes - les Josépha et les Esther. Cette préférence, je me l'explique ainsi : il y a chez les courtisanes une grande franchise. Lorsqu'un homme se lie à l'une de ces créatures, il sait à quoi s'attendre. Il a la main sur le porte-monnaie. D'ailleurs, cela fait partie du plaisir de ces liaisons que de céder aux caprices, de soutenir financièrement les extravagances de cettes femmes brillantes, qui sont aussi des artistes à leur manière. Du reste, les courtisanes peuvent éprouver de grandes passions, aussi belles que celles des femmes vertueuses, comme Adeline Hulot; dans Illusions perdues, Esther se perdra pour Lucien.
Au contraire, les petites bourgeoises - Madame Marneffe en tête - sont des hypocrites. Mariées, elles tiennent à conserver leur réputation d'honnêteté. Adultères, elles jouent en plus sur plusieurs tableaux: il leur faut un payeur, un amant de coeur, et éventuellement un autre payeur sous le coude pour le cas où le premier serait à court de fonds. Valérie Marneffe séduit le baron Hulot (premier payeur), s'amourache de Venceslas, qui n'est pour elle qu'un caprice (et un moyen d'assurer la vengeance de Bette) et s'assure les sentiments de Crevel, qu'elle finira par épouser à la mort de son premier mari. Les courtisanes sont plus franches dans le sens où il est de notoriété publique qu'elles ont besoin d'un payeur, et c'est un titre de gloire pour les hommes qui se laissent ainsi attacher que d'être l'amant d'une femme célébrée et courtisée. Dans l'ombre, les petites bourgeoises sont de petites vertus ; au sommet de la société, les courtisanes sont généreuses, parce qu'elles se doutent peut-être que leur succès n'est qu'éphémère et qu'elles ont aussi souvent l'expérience de la pauvreté : elles sont nées pauvres. Elles sont naturellement compatissantes. Josépha, l'ex-maîtresse du baron Hulot, aidera la baronne à retrouver son mari ; ces deux vertus s'allieront.
A l'opposé, Madame Marneffe s'enferre dans ses liaisons compliquées, provoque le malheur de toute une famille, détruit les couples - et finit défigurée. Une scène nous la montre recevant successivement ses trois amants, trouvant à chaque fois des excuses pour expliquer la présence de l'amant précédent, ou alors essayant de le cacher, comme dans une mauvaise comédie.
Derrière la critique de Valérie, c'est pourtant la faiblesse des hommes que vise Balzac. Voilà deux hommes, le baron Hulot et Wenceslas, heureux en ménage, mariés à des femmes qui ont pour elles la beauté, la douceur, la patience et la vertu, et qui malgré tout sont irrésistiblement attirés par la petite bourgeoise faussement vertueuse et faussement douce, dont ils soupçonnent pourtant la fausseté. Balzac écrit à leur charge :
"La femme dédaigneuse, une femme dangereuse surtout, irrite la curiosité, comme les épices relèvent la bonne chère. Le mépris, si bien joué par Valérie, était d'ailleurs une nouveauté pour Venceslas, après trois ans de plaisirs faciles. Hortense fut la femme et Valérie fut la maîtresse. Beaucoup d'hommes veulent avoir ces deux éditions du même ouvrage, quoique ce soit une immense preuve d'infériorité chez un homme que de ne pas savoir faire de sa femme sa maîtresse. La variété dans ce genre est un signe d'impuissance. La constance sera toujours le génie de l'amour, l'indice d'une force immense, celle qui constitue le poète ! On doit avoir toutes les femmes dans la sienne, comme les poètes crottés du XVIIe siècle faisaient de leurs Manons des Iris et des Chloés !"

dimanche 22 avril 2007

Claudel

Que ses yeux sont beaux, comme quelqu'un qui donne son coeur, un jeune être bien tendre qui regarde si vous l'aimez !


samedi 21 avril 2007

Mallarmé

Triste fleur qui croît seule et n'a pas d'autre émoi
Que son ombre dans l'eau vue avec atonie.

vendredi 6 avril 2007

Lacan

L'amour, c'est offrir à quelqu'un qui n'en veut pas quelque chose que l'on n'a pas.


mardi 3 avril 2007

Nietzsche, 2

Interprétation

Je me commente et je me mens :
Impuissant exégète de moi-même.
Seul qui gravit sa propre voie
Eclaire davantage l'image de moi-même.



dimanche 1 avril 2007

Nietzsche, 1

Le séducteur malgré lui

Il lança par désoeuvrement un mot vide
A l'aventure - mais qui causa la chute d'une femme.



lundi 19 mars 2007

Docet omnia

J'ai découvert récemment, et avec beaucoup de joie, que le Collège de France proposait, sur son site, de nombreux cours à podcaster :
http://www.college-de-france.fr/default/EN/all/college/index.htm
Initiative dont on ne peut que se réjouir, parce qu'elle donne un accès direct aux réflexions de savants de pointure internationale, dans des domaines aussi divers que la littérature, la philosophie, l'histoire, l'ethnologie, la médecine, la biologie, la chimie, les mathématiques, et j'en passe - champs d'investigation représentatifs de cette institution qui ne se veut ni université ni école ; non diplomante, mais "cultivante" et gratuite, notamment par le moyen de ces podcasts. Le site du Collège met l'accent sur la transmission d'un "savoir en train de se faire". En réalité cela n'a rien d'original, c'est tout bonnement une optique de recherche et c'est aussi ce qu'est censée proposer toute université qui se respecte, du moins à partir du niveau Master.
Je suis assez frappée par la différence entre le Collège et sa vieille voisine et rivale, la Sorbonne, qui, quand François Ier créait le "Collège Royal" sur les conseils de Guillaume Budé pour enseigner des matières jusqu'alors ignorées, comme le grec ou la médecine, se caractérisait encore par une fermeture d'esprit toute scolastique - c'était après tout une faculté de théologie, et l'image que j'en ai est celle que véhiculent les romans de Rabelais et dont je ne peux me défaire (les "Sorbonnagres" qui font apprendre à Gargantua des livres par coeur et à l'envers). Evidemment, cette différence ne s'exprime plus aujourd'hui en ces termes ; toutefois, si le Collège s'est montré plus moderne à l'origine, il me semble qu'aujourd'hui encore il est en avance sur la Sorbonne : en témoignent ces podcasts. Evidemment, on ne peut pas honnêtement comparer un établissement gratuit comme le Collège avec une université qui fait payer des droits d'inscription (ce qui est tout à fait normal) et qui donc n'a pas intérêt à publier les cours et les savoirs qu'elle dispense à d'autres qu'aux inscrits. Le vieil antagonisme Paris/province joue peut-être aussi là-dedans : je garde en mémoire l'attitude détestable des agrégatifs parisiens lors des colloques auxquels nous autres provinciens venions assister, et de remarques sur l'illégitimité de notre présence, assorties d'un certain mépris (de toute façon, nous ne pouvions prétendre au concours...). J'ai l'impression qu'avec ces podcasts du Collège de France, c'est une sorte de générosité du savoir qui s'exprime, là où la Sorbonne fait preuve d'élitisme voire de mesquinerie.

vendredi 23 février 2007

Marguerite et Salomé

J'écoute les Wesendonck Lieder dans la version de Cheryl Studer avec Sinopoli et la Staatskapelle de Dresde. Je ne connais pas bien Studer dans le registre wagnérien; je crois savoir qu'elle y a rencontré un grand succès; pour autant je ne suis pas convaincue par son interprétation des Wesendonck. En effet, la voix de Cheryl Studer reste pour moi trop marquée par deux rôles qu'elle a chantés et non des moindres : elle est pour moi la Marguerite du Faust de Gounod, et, par un glissement, une inflexion que je vais tenter d'expliquer, la Salomé de Richard Strauss.
Lorsque j'ai découvert l'opéra de Strauss interprété par Studer, j'ai connu un émerveillement sans nom. Outre les beautés de l'écriture de Strauss, j'ai toujours pensé que cela s'expliquait par le fait que j'associe la voix de Studer au rôle de la pure et chaste Marguerite (quoique pas si chaste finalement, mais qui est sauvée par son sincère repentir), et que justement, Salomé possède à la fois quelque chose de très pur et de très pervers à la fois. C'est une femme-enfant, qui se sait désirable sans savoir véritablement ce que cela veut dire, mais qui le compred en éprouvant elle-même le désir, pour Iokanaan, l'inaccessible prophète. Ainsi, j'ai aimé suivre la voix fraîche de Marguerite dans les lignes torturées de Strauss (qui explorent les extrémités de la tessiture, le grave comme le suraigu, et dans les méandres de la bitonalité, avec une certaine inquiétude au coeur, me disant qu'elle ne pouvait sortir indemme de ce rôle , comme si l'illusion théâtrale ne pouvait pas tenir du fait de la difficulté du rôle, et que la chanteuse devait réellement finir écrasée par les boucliers des gardes d'Hérode.
Si j'ai perçu ces deux rôles dans une sorte de continuité, il me semble qu'il y a aussi des parallèles possibles entre Marguerite et Salomé, par exemple dans le motif de la décapitation : le ruban rouge autour du cou de Marguerite ("étroit comme un tranchant de hache!"), qui, lorsque Faust en a la vision, le choque à tel point qu'il persuade Méphisto de l'aider à délivrer sa bien-aimée ; la tête de Iokanaan, trophée que réclame Salomé à Hérode, après avoir dansé pour lui ("Ich will den Kopf des Iokanaans", scande-t-elle au grand désespoir du roi). Marguerite échappe à l'exécution mais meurt cependant ("Sauvée!", crient les anges); Iokanaan est décapité et Salomé s'achemine vers la mort, après une longue contemplation de la tête du prophète et après avoir baisé ses lèvres. Ces deux rôles féminins ont aussi à voir avec la fascination : dans Faust, les visions horribles (Faust voyant Marguerite son ruban rouge au cou, Marguerite voyant Faust les mains couvertes de sang) se succèdent dans le dernier acte ; dans Salomé, l'héroïne est fascinée par le prophète, son regard est sans cesse tourné vers la citerne où il est retenu, vers cet abîme, cette béance ; le jeune soldat syrien est fasciné par Salomé et par son double, la lune ; il se suicide devant tant d'inaccessibilité.
Ce ne sont là que quelques indices d'un rapprochement possible entre ces deux figures ; il faudrait creuser davantage. Toujours est-il que le passage de Marguerite à Salomé, grâce à la voix de Cheryl Studer, s'est fait pour moi avec une sorte d'évidence. Le passage aux lieder de Wagner, plus intimistes, moins dramatiques, n'est en quelque sorte plus possible après Salomé.

jeudi 15 février 2007

Le cuistre et le prince charmant

S'il est un promoteur séduisant de ce genre hybride qu'on appelle autofiction, c'est-à-dire autobiographie qui ne veut pas s'avouer ("autobiographie honteuse", dit Genette), où les références au réel sont gommées, c'est bien Philippe Vilain, auteur du récent Paris l'après-midi (Grasset 2006). Pour avoir assisté à une conférence qu'il a donné pour faire plaisir à Pierre Brunel (dans le cadre de son séminaire sur le roman à la Sorbonne), je lui reconnais un charme certain, tant pour la qualité de ses propos que pour sa personne même.
Le contraste était saisissant entre son intervention et celle d'un jeune universitaire de ses amis, très technique, et de cette technique qui rend le milieu universitaire si détestable, si prétentieux, si éloigné du grand public - tout un art d'exprimer avec des mots volontairement compliqués des choses que Philippe Vilain, de son côté, présentait avec clarté et avec cette sensibilité particulière à ceux qui écrivent, qui se frottent à l'écriture, par opposition à ceux qui ne font que la juger. De même que dans l'étude du latin, le thème est indissociable de la version, de même j'ai du mal à admettre qu'on puisse se faire spécialiste de la littérature sans la pratiquer (ou du moins essayer) - ou qu'on se fasse musicologue sans pratiquer la musique. Je cherche dans les notes que j'ai prises pendant la conférence des exemples de cette cuistrerie... voilà : "Philippe Vilain défait l'inhérence introspective et abandonne l'égologie pour préférer l'extrospection"; ou bien "la spécularité de la relation amoureuse permet de s'autruifier"; ce dernier verbe est affreux, on entend "truie", "truisme", c'est proprement monstrueux. Autant dire qu'il fallait s'accrocher, en ce début de soirée, pour suivre son propos ! Du reste, mes voisins d'amphithéâtre ont éprouvé les mêmes difficultés que moi à comprendre où ce jeune professeur trop brillant voulait en venir. Dire qu'il enseigne aussi en lycée dans les Yvelines ! on souhaite à ses élèves qu'il redescende parfois de ces hauteurs sublimes. Nous avons aussi eu droit aux expressions "autofriction", "impact autobiographique", et encore d'autres jeux de mots de cet acabit. Je me permets de me moquer de cette pédanterie, car pour avoir dû écrire un compte-rendu de cette conférence et donc tenté de démêler ses propos, je me suis aperçue qu'on pouvait vraiment dire la même chose, en conservant la subtilité de sa démonstration, avec des mots bien plus simples. En outre, que penser d'un intervenant qui ne fait que lire son papier, avec une accélération vers la fin parce qu'il voit que le temps lui manque ?
Comme le blâme a pour fonction de souligner l'éloge, par contraste, j'en viens maintenant à Philippe Vilain et à son intervention. La voix douce et posée, attentif à nos réactions et ouvert aux questions, il explique en quoi l'autofiction est la forme qui lui convient, à lui écrivain. S'il fait des références à Benveniste, Genette, Doubrovsky, Lejeune et Starobinski, c'est toujours à bon escient et jamais pour nous en mettre plein la vue, à nous jeunes étudiants, dont il soupçonne d'ailleurs peut-être que nous en savons plus que lui sur les différents théoriciens de la littérature et de la langue. Le ton qu'il emploie est très personnel, sans doute parce qu'il a commencé par répondre à une critique faite dans La Croix à la parution de son livre : il serait "égocentrique", "irrévérencieux", "impudique". Sa tentative de légitimer l'autofiction prend dès lors un tour plus intime ; on dirait qu'il veut se justifier d'avoir avec la littérature ce rapport de confiance et de méfiance à la fois : il écrit bien pour se dévoiler, mais son intention n'est pas de provoquer ou de choquer ; il lui faut donc garder une certaine distance avec ce qu'il écrit, avec le personnage masculin qu'il met en scène et qu'il fait parler à la première personne. C'est un exercice vraiment difficile, et, après avoir relu Paris l'après-midi, je trouve qu'il s'en sort bien et que le livre est à la fois assez sincère pour toucher et pour qu'on puisse se reconnaître dans les personnages et assez pudique pour qu'on n'ait pas la tentation de déchiffrer les signes, de lire le texte comme un roman à clés. C'est ce qui lui permet de raconter une expérience de portée universelle.

mardi 13 février 2007

Le chant intime

C'est le titre d'un livre de 2004 écrit "à deux voix" par François Le Roux et Romain Raynaldi, l'un baryton, l'autre journaliste, mélomane et "honnête homme", comme il se présente lui-même. Il y est question de l'interprétation de la mélodie française, et je m'interroge sur l'efficacité que peut avoir un livre, un texte, dans ce domaine. Il me semble pour ma part qu'un tel ouvrage ne peut proposer que des pistes à suivre, des conseils vagues, aux chanteurs, et justement, dans un domaine aussi subjectif que l'interprétation, je ne crois pas que l'on puisse faire de généralités. La voix est une matière vivante, et même si le chant a quelque chose d'intellectuel et qu'il s'appuie beaucoup sur l'univers psychologique du chanteur, je pensais plutôt que le seul timbre de la voix suivant les courbes de la mélodie suffisait à faire une interprétation. Surtout dans la mélodie française, où les nuances marquées sur la partition sont presque superflues, tant l'écriture mélodique est en soi expressive (nul besoin d'indiquer un crescendo si la phrase est ascendante : le crescendo se fera naturellement).
J'ouvre le livre pour voir comment nos deux auteurs vont se tirer de cette difficulté : expliquer, par le biais de l'écrit, comment il faut chanter la mélodie française. D'ores et déjà je sais que le paragraphe que je viens d'écrire n'est pas sincère, parce que j'ai une grande admiration pour François Le Roux et que je suis prête à lui faire confiance. Il faut dire aussi que la mélodie française est particulière ; ce n'est pas le chant décomplexé de l'opéra : c'est un chant "intime", de confidence, à l'origine destiné à des auditoires peu nombreux, et c'est un chant intellectuel, parce qu'il s'appuie sur une parole poétique. Ce caractère intellectuel appelle peut-être un décryptage tel que celui que proposent les deux auteurs.

Comment interpréter une mélodie ? Le premier travail, fondamental, consiste à "écouter" le poème : le dire à haute voix, sans mettre aucune intention ; s'imprégner de la langue de l'auteur, de ses sonorités (celles de la langue française sont particulières; pensons aux nasales en, on, in ; aux consonnes, qu'il faut prononcer sans les exagérer). Le Roux écrit : "C'est, je crois, typiquement français, cet éveil à l'infinitésimal et au petit détail, qui font que le mariage langue-musique sonne d'une manière particulière." Debussy surtout s'est attaché aux mots du poème, plutôt qu'à en restituer une atmosphère, un sens général; il prend le temps de les prononcer, parfois dans un quasi récitatif (comme dans Pelléas): ainsi dans "Spleen", la phrase initiale "Les roses étaient toutes rouges..." se développe sur un mi divisé en noires et croches appuyées, laissant le chanteur relativement libre du rythme à suivre.
Pour un jeune chanteur, le contraste est très fort entre la mélodie française et l'opéra italien, par lequel on commence souvent à apprendre le chant parce qu'il est plus vocal, qu'il fait appel au "plaisir du beau son"; de son côté, la mélodie française serait plutôt "le plaisir de la rencontre entre l'intelligence, l'image poétique et la sonorité", un art qui "s'adresse à tout notre être : la tête, le coeur, l'oreille, les sens (...) loin de la simple glorification de l'aspect physique (athlétique) et et 'brut' du chant." Peut-être est-ce la raison pour laquelle il est dur de commencer l'apprentissage du chant en mettant trop tôt sur l'ouvrage un recueil de Fauré, Debussy ou Duparc. Et pourtant, chanter la mélodie française revient aussi à apprendre à quel point le chant, la voix, se nourrit de l'expérience vécue du chanteur. Nombre de compositeurs ont choisi d'écrire sur des poèmes de Verlaine : or, pour traduire les couleurs de sa poésie, il est utile de faire appel à l'intellect, à tout un réservoir d'images mentales, ou de souvenirs, dont la sollicitation au moment de chanter va donner une couleur nouvelle à la voix. Par exemple, s'appuyer sur des souvenirs d'enfance pour trouver la fraîcheur nécessaire dans la phrase : "J'arrive tout couvert encore de rosée/ Que le vent du matin vient glacer à mon front" dans "Green" de Debussy. C'est un exemple certes un peu naïf, mais c'est l'idée que la richesse d'une voix vient aussi de l'étendue de son expérience, et que nécessairement, plus le chanteur est âgé, plus cette palette de couleurs psychologiques et musicales est riche. C'est pourquoi j'ai l'impression que c'est une bonne chose de commencer très tôt à mobiliser et approfondir cette richesse intérieure.
La partie du livre consacrée à la constitution d'un programme de récital de mélodie française m'intéresse moins ; en revanche, les analyses que propose Le Roux de certaines mélodies sont précieuses. Evidemment, il s'agit de ses interprétations à lui, mais, pour l'avoir vu en masterclasses l'été dernier, je crois aussi qu'il est ouvert à la discussion et qu'il tient compte des suggestions de ses élèves.

vendredi 9 février 2007

Médisances de Debussy

Je me replonge dans Monsieur Croche pour le plaisir de voir Debussy critiquer ses contemporains. Sa première cible : les concerts grand public qui se développent à son époque : concerts Colonne, Lamoureux ; concerts en plein air. J'ai toujours en tête le détournement qu'il fait du vers de Baudelaire :
"Voici venir le temps où, vibrant sur sa tige,
Chaque musique militaire s'évapore ainsi qu'un encensoir !"
Il décrit l'enthousiasme du public devant Nikisch et sa mèche rebelle : c'est déjà une manière de Karajan... Plus loin, c'est "une mèche folle et des gestes d'épileptique". Le chef d'orchestre campe un personnage théâtral, mais plus proche de la farce que de la tragédie. En vrai baudelairien, Debussy est atterré par la bêtise de la foule. "L'attrait qu'exerce le virtuose sur le public paraît assez semblable à celui qui attire les foules vers les jeux du cirque. On espère toujours qu'il va se passer quelque chose de dangereux : M. Ysaye va jouer du violon en prenant M. Colonne sur ses épaules, ou bien M. Pugno terminera son morceau en saisissant le piano entre ses dents...". Quid de la musique dans tout cela ?
Après les jeux du cirque, même primitivité de la foule dans ses applaudissements : "c'est d'ailleurs singulier, ce besoin instinctif, qui trouve son origine à l'âge de pierre, de frapper nos mains l'une contre l'autre en poussant des cris de guerre, pour manifester nos plus beaux enthousiasmes...".
Pourtant le concert en plein air, dont Debussy se moque, ouvre des perspectives qu'il souligne lui-même : "Il y aurait là une collaboration mystérieuse de l'air, du mouvement des feuilles et du parfum des fleurs avec la musique; celle-ci réunirait tous ces éléments dans une entente si naturelle qu'elle semblerait participer de chacun d'eux...": où l'on retrouve les correspondances baudelairiennes. "Puis, enfin, on pourrait vérifier décidément que la musique et la poésie dont les deux seuls arts qui se meuvent dans l'espace...". Du reste, Debussy, ironique, vante les mérites du Jardin d'acclimatation: "cet endroit est un des plus charmants, parce qu'il laisse le loisir, si la musique vous dégoûte, d'aller contempler des bêtes charmantes, pas musiciennes du tout."

Debussy ne manque pas non plus de s'attaquer aux compositeurs allemands : Beethoven "avait si mauvais caractère qu'il prit le parti de devenir sourd afin de mieux ennuyer ses contemporains avec ses derniers quatuors" ; Debussy évoque également "ce notaire élégant et facile qu'était Mendelssohn"; Schumann n'a rien compris à Heine et Schubert est bêtement sentimental. Richard Strauss, cependant, relève un peu le niveau; il dédaigne les "sentimentalités niaises", il a même quelque chose du Surhomme de Nietzsche dans le regard. Et puis, évidemment, Wagner, omniprésent dans les textes de Debussy qui a suffisamment de recul pour voir en Wagner un soleil couchant plutôt qu'une aurore, un génie dont la course s'achève avec la mort. Je ne trouve pas dans Monsieur Croche de signe évident que Debussy ait détesté Wagner; je dirais plutôt qu'il l'a remis à sa juste place - avec tout de même un chauvinisme assez prononcé.
Peu de Français font l'objet de critiques de sa part. Deux qui me sont chers, Duparc et Chausson, trouvent grâce à ses yeux, comme beaucoup d'autres. Debussy analyste de ses collègues m'intéresse moins cependant ; je le préfère dans la critique (peut-être que moi aussi j'aime les jeux du cirque).
Une dernière pour la route : la Société des Concerts de Conservatoire est "un music-hall pour cerveaux affaiblis". La démocratisation de la musique, selon Debussy, a causé des dégâts dans l'art de la composition et de l'interprétation. Doit-on conclure à l'élitisme de Debussy ? Un élément de réponse : "On devrait (...) admettre que l'art est absolument inutile à la foule. Il n'est pas davantage l'expression d'une élite - souvent plus bête que cette foule - ; c'est de la beauté en puissance qui éclate au moment où il le faut, avec une force fatale et secrète."

jeudi 8 février 2007

Orhan Pamuk en exil ?

C'est comme si les pires événements de son roman Mon nom est Rouge étaient sur le point d'arriver : je retrouve, dans les menaces des ultranationalistes adressées à Pamuk, la même violence que celle qui pousse l'un des peintres à assassiner ses confrères, parce qu'il refuse que son art subisse l'influence néfaste de l'Occident.
Mais l'assassin de Mon nom est Rouge n'a pas seul la parole dans ce roman polyphonique : au tout début, c'est sa première victime qui s'exprime. "Maintenant, je suis un cadavre, un mort au fond d'un puits." L'assassin ("On m'appellera l'Assassin", disent les titres de chapitres) se déguise admirablement bien dans ce roman à suspense. J'ai longtemps hésité entre les trois peintres élèves de l'Oncle, Cigogne, Papillon et Olive ; les pistes sont bien brouillées. L'assassinat de l'Oncle arrive de manière à la fois inattendue et nécessaire, et l'étau ne se resserre véritablement qu'à la fin sur le coupable, assailli par les deux autres peintres et Le Noir. Je trouve qu'il faut bien du talent pour raconter du point de vue même du mourant le passage de vie à trépas: "L'ennui et la souffrance que j'ai brusquement pressentis de cette interminable attente m'ont fait souhaiter d'en finir, de passer hors du temps." La mort en devient presque familière, en conservant cependant toute son horreur. L'image du repos éternel, pourtant topique, paraît neuve sous la plume de Pamuk.
Lorsque Shékuré reprend la parole à la fin du roman, elle souligne la contradiction entre un art qui permettrait d'arrêter le temps mais qui ne reproduirait pas la réalité, et un art qui reproduirait cette réalité mais qui de ce fait reproduirait aussi les indices du vieillissement, du caractère éphémère de ses modèles. Son fils Orhan lui explique alors: "Les gens aspirent au bonheur dans la vie, plutôt qu'à des sourires béats sur de belles images " - que c'est là la limite de l'art pictural. Que dire du roman ? La polyphonie et la profusion d'images extraordinaire de Mon nom est Rouge démontrerait bien une supériorité de la littérature en la matière : une plus grande aptitude à capter le mouvement du temps et des êtres dans le temps. On ne peut que regretter que les nationalistes qui en veulent à Pamuk et qui promeuvent une conception passéiste de la Turquie, l'aient poussé à l'exil, ce mouvement qui ne va pas dans le bon sens.

lundi 5 février 2007

Un conte cruel

La lecture des Nouvelles Orientales est une bouffée d'oxygène en même temps qu'un dépaysement raffiné. On y trouve par endroits la même cruauté que dans les romans de Yourcenar, mais la veine "orientale" et la forme du conte apportent à ces textes la légèreté et l'éclat de bijoux.
J'aime bien Le dernier amour du Prince Genghi. Le prince encore superbe, qui choisit de fuir sa cour pour mourir, est en fait toujours le même séducteur impénitent. Sa naïveté à cet égard est amusante. Il faut voir avec quelle rapidité il succombe au charme de la Dame-du-village-des-Fleurs-qui-tombent déguisée en toute jeune fille d'abord, puis en jeune femme, malgré les maladresses de celle-ci. Et c'est toujours avec cette même naïveté qu'au moment de mourir, il fait l'inventaire des femmes qu'il a connues, en omettant celle qui a déployé tant d'efforts pour attirer son attention et gagner son coeur. La fin du conte me paraît donc à la fois cruelle et drôle, et assez représentative des rapports entre les hommes et les femmes, de ce décalage qui peut survenir entre eux : pour caricaturer les choses, l'égoïsme tranquille de l'homme et, pour la femme, le besoin maladif d'être aimée.

dimanche 4 février 2007

Le coup de grâce

Je dois avouer que je ne m'attendais pas à cette fin, même si, pendant toute ma lecture, je me suis demandée quel événement précis allait justifier le titre du roman. Au moment où Sophie s'enfuit rejoindre les Rouges, où Eric pense qu'elle est peut-être morte, je me suis dit que c'était peut-être là le coup de grâce; mais l'absence d'émotion d'Eric à ce moment-là me faisait douter. Il parle certes du sentiment de vide que crée le départ de Sophie, mais il est comme au-delà, pris dans un sentiment de danger permanent, qui est aussi une excitation dans le sens positif du terme.
C'est aussi par contraste avec ce détachement heureux que le choc de retrouver Sophie parmi leurs prisonniers est si intense. Et c'est ce même contraste qui rend la revanche de Sophie si complète et si éclatante. Au moment même où elle n'apparaît plus à Eric que "comme une femme quittée en pleine rue (qui) perd son individualité à mesure qu'elle s'éloigne", elle fait une dernière apparition dans sa vie pour graver à jamais son image dans la conscience coupable d'Eric. Pour moi, c'est tout à la fin du roman que Sophie, ce personnage dont je n'arrivais pas bien à distinguer les contours jusque-là, a pris définitivement forme humaine, et forme féminine.
La dernière scène est très belle. Eric, dont l'indécision et ce qu'on pourrait interpréter comme un manque de coeur a fait le malheur de celle qui l'aimait, connaît à son tour les tourments de l'amant rejeté. Yourcenar décrit admirablement les sentiments mêlés d'Eric lorsqu'il s'avance vers Sophie pour l'exécuter: l'attirance pour ce corps de femme, la tendresse que ce corps lui inspire ; le regret immense de voir finir cette existence inachevée ; la conscience douloureuse que Sophie est déjà morte, d'une certaine façon. De toute façon, à partir du moment où Eric, après l'avoir embrassée, l'avait rejetée, Sophie m'avait fait l'effet d'une mort-vivante. La fin du roman la ressuscite pour mieux la faire mourir, mais d'une mort qui lui permet d'exister plus durablement.
Les dernières phrases sont percutantes, très nettement dessinées; un peu trop définitives, peut-être. En rangeant Sophie parmi une certaine catégorie de femmes, pas très bien définie d'ailleurs, le personnage masculin laisse transparaître un peu de rancune peut-être, d'amertume certainement, ce qui montre l'efficacité de la vengeance de Sophie. Et l'on comprend alors que c'est aussi à Eric que le coup de grâce a été porté. Me reportant rétrospectivement aux pages du début, j'ai mieux compris le sens du portrait d'Eric à quarante ans : un homme marqué à vie. A cet égard, j'admire beaucoup la construction du récit.
Je crois que finalement j'ai beaucoup aimé Le coup de grâce. Je crois aussi que je vais le relire pour mieux comprendre Sophie. Je me demande si nous n'avons pas quelques points communs. Le premier sentiment qu'elle m'a inspiré - je m'en souviens bien - était de la répugnance et une immense pitié. A présent, je n'irais pas jusqu'à dire que je l'admire, mais je reconnais et je partage certaines de ses souffrances. Si je reste sur l'impression d'un roman très noir, je reconnais tout de même la part de lumière qui est due à Sophie, même si c'est une lumière vacillante.

jeudi 1 février 2007

Yourcenar entre ombre et lumière

J'aurais voulu attendre d'avoir fini le livre que je suis en train de lire pour écrire, mais qui a dit que le désir d'écrire pouvait supporter d'attendre ?
Première impression à la lecture du Coup de grâce de Yourcenar : j'avance dans une obscurité croissante. Je me souviens de mon émerveillement lorsque j'ai découvert les Mémoires d'Hadrien, de ce style parfait, de la lumière merveilleuse dans laquelle baignaient les amours de l'empereur et d'Antinoüs; il me semblait que même la mort de ce dernier ne parvenait pas à jeter le moindre indice d'ombre sur l'univers olympien du roman. Puis, en lisant Un homme obscur, je suis remontée vers l'Europe du Nord, et je me suis exilée avec Nathanaël sur cette île inhospitalière où il finit sa vie. J'ai admiré sans pouvoir le comprendre son détachement de toutes choses, son renoncement au bonheur. C'était une lumière plus blanche et plus opaque que dans les Mémoires d'Hadrien, comme celle d'un jour de brouillard, mais c'était toujours une lumière.
Dans le Coup de grâce il me semble qu'il n'y a plus de jour. Le ciel est une menace au-dessus des personnages. Malgré leur jeunesse, la guerre les a déjà transformés, abîmés, irrémédiablement. Ils ne sont déjà plus capables d'être heureux. C'est une lecture bien déprimante pour une jeune personne. Le style irréprochable et fin de Yourcenar ne me suffit plus.